QU’ONT-ILS TOUJOURS À RÉCLAMER ?

Lectures : Genèse 18, 20-26.31-33 ; Philippiens 1, 3-11, Luc 18,1-8

1. Et nous, que voulons-nous ?

Une semaine de grève des cheminots vient de se terminer en France. Et un peu partout défilent des cortèges de manifestants, pour protester, pour revendiquer. Chez nous aussi, soit sur la place fédérale à Berne, soit dans nos autres villes, les manifestations se succèdent. Elles sont tellement nombreuses que nous n’arrivons pas à suivre et que nous pouvons nous lasser, en disant : mais pourquoi ces gens ne se tiennent-ils pas tranquilles ? Pourquoi veulent-ils toujours essayer le coup de force ou faire parler d’eux dans les médias ? Et nous ajoutons parfois : de toute manière, cela ne sert pas à grand chose !

Observons cependant que notre attitude passive ne correspond pas tellement à ce que Jésus semble nous dire à travers sa parabole du juge et de la veuve, dans l’évangile de Luc. Là, au contraire, Jésus souligne l’opiniâtreté de la veuve à réclamer qu’on lui rende justice, le succès aussi qu’ont eu ses récriminations sans cesse renouvelées. Elle voulait et elle a obtenu. Et nous, que voulons-nous ?

2. Un problème de titre

L’évangéliste Luc introduit le récit par ces mots : « Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager ». C’est une sorte de titre qu’il inscrit au début de sa péricope, semblable aux titres en lettres grasses que nous avons dans nos bibles actuelles : ces titres qui nous facilitent beaucoup le repérage et la lecture, au contraire du texte continu et en petites lettres que nous offraient nos vieilles bibles de catéchumènes. Plus loin, Luc écrit aussi, en exergue à la parabole du pharisien et du péager : « il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres ». Ces titres sont utiles, ils sont comme des portes qui nous facilitent l’entrée dans le texte. Mais ils ont aussi un défaut : comme des portes, ils sont un peu étroits et risquent de nous cacher toute l’étendue du paysage qui s’étend au-delà de la porte. C’est ce que nous pouvons penser du titre de Luc sur la prière incessante et le fait de ne pas se décourager : dans ce titre, en effet, il focalise sur l’attitude persévérante de la veuve, mais le personnage du juge et la question de la justice n’apparaissent pas. Je vous propose de nous laisser guider par le récit même de la parabole.

3. Oui, les plus faibles peuvent gagner

Il s’agit donc d’un juge, bien établi dans sa cité, avec tout son réseau de connaissances, dont le texte nous dit qu’il n’avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes. Autrement dit, il n’était pas au service des autres : il ne servait pas l’institution judiciaire et ses objectifs, mais il utilisait plutôt l’institution judiciaire à son profit personnel. Il abusait donc de son pouvoir, comme font aujourd’hui, d’ailleurs, de très nombreux dignitaires de tous pays. En face de lui une veuve, la personne dépendante par excellence, celle qui n’a aucune ressource ni aucun pouvoir. Elle vient régulièrement lui corner les oreilles en lui réclamant justice : quelqu’un lui a causé du tort, et elle demande que le juge ouvre l’enquête et tranche. Mais le juge ne bouge pas, et pendant longtemps fait traîner les choses. A ses yeux, probablement, l’affaire n’en vaut pas la peine ou, plutôt, elle le gêne, mettant en cause une personne bien placée. Mais à la fin, devant l’insistance et la persévérance de la veuve, son intrépidité, il change d’avis. Elle l’ennuie, lui casse la tête, elle pourrait même lui causer du tort. Si bien qu’il se décide de lui rendre justice. C’est un beau succès pour la veuve ! Ce ne sont donc pas toujours les grands et les gros qui gagnent. Les petits aussi peuvent gagner et faire plier les pouvoirs en place. Il y faut certainement de la détermination, mais en tout cas, cela montre que l’injustice n’est pas une fatalité sans recours et que nous pouvons espérer. Ceux qui parlent, crient, défilent dans les rues et manifestent sur les places publiques, ceux qui écrivent dans les journaux ou témoignent n’ont pas toujours tort. En face de ceux qui bloquent les choses et fixent l’injustice, nous avons besoin de personnes qui insistent.

4. Centrale, la justice

Mais Jésus, dans le récit, tourne d’abord notre attention vers le juge : « Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice ». Si un homme sans morale doit finir par écouter son adversaire et lui rendre raison, à plus forte raison Dieu écoutera-t-il ses élus, son peuple, son Église qui crie vers lui ! Oui, certainement, il fera justice. Justice, l’expression se rencontre cinq fois dans notre passage. Il s’agit de rétablir un déséquilibre, une situation où s’affrontent des forces contradictoires qui la biaisent et qui font mal. Les premiers chrétiens qui crient vers le Seigneur ne le font pas pour obtenir des privilèges, mais parce qu’ils sont mal vus, en butte à l’hostilité, marginalisés, exclus, voire persécutés ; ils éprouvent un manque, ils subissent un déni, voilà pourquoi ils appellent vers Dieu. D’autant plus que, comme le juge de la parabole, ils ont l’impression que Dieu les fait attendre. Le temps de l’injustice leur semble long, interminable. « Je vous le déclare, dit Jésus, Dieu leur fera justice bien vite ! »

5. La prière n’est pas un luxe

Ce texte veut nous assurer de la réponse de Dieu : elle viendra certainement, tout d’un coup. Ce passage nous pose également des questions sur notre manière de prier. Sur le sens que nous donnons à la prière. Nous voyons bien qu’il ne s’agit pas ici de prière pieuse, d’une prière de luxe, d’une prière à laquelle nous devrions nous forcer. Il s’agit d’une prière qui naît du sentiment d’injustice et de l’affrontement du temps. L’injustice, au sens biblique : les maux que subissent les faibles et les pauvres dans notre monde, la perception d’une distance entre le Royaume de Dieu et la situation que nous vivons, d’une contradiction entre la volonté de Dieu et celle qui s’exerce sur la terre. Le temps : la lenteur des prises de conscience, la pesanteur des habitudes, l’immobilisme des institutions, les blocages qui viennent de l’interdépendance, de l’entrecroisement de toutes choses. Ici prier, c’est exprimer notre désir, notre volonté de réduire la distance au Royaume de Dieu et c’est faire avancer le temps. La prière est progressiste.

Dans cet esprit, il n’y a pas de contradiction entre la prière de demande personnelle, comme celle de la veuve, et la prière d’intercession, comme celle d’Abraham ou de l’apôtre Paul. Toutes deux appellent au rétablissement de la justice. S’il arrive que nous ayons de la peine à prier, – que cette prière s’exprime par des mots, des cris, des soupirs, un discours intérieur, un élan d’espoir silencieux, et que nous soyons complètement à sec -, c’est que, probablement, nous avons perdu le désir de la justice ou alors, qu’usés par le temps, nous nous soyons laissés décourager. Au lieu d’être un chemin, le temps serait devenu pour nous un mur, une clôture.

6. Dieu répond et rend justice

Or la prière vit d’être adressée à Dieu. Elle s’adresse à Dieu, passant par-dessus toute barrière. C’est pourquoi elle va de pair avec la foi. Autant de prière, autant de foi ; et réciproquement, autant de foi, autant de prière. Si précisément croire consiste à savoir que Dieu est juste et bon et vouloir ce que Dieu veut, alors notre prière, quelque que soit sa forme et son contenu, sera toujours un partage de volonté avec Dieu. Pour nous, une manière privilégiée, extraordinaire, de coopérer avec Dieu, même si nous ne faisons que demander ou quémander et que lui seul réalise.

Tout à la fin, Luc se laisse aller à avouer un doute, mais c’est en même temps un avertissement à l’adresse de ses lecteurs. Il écrit : « Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Traduit en langage moderne, nous dirions : l’Église ou le christianisme subsisteront-ils, réussiront-ils à passer l’épreuve de l’injustice et du temps ? Qui le sait ? Par quelles mutations passeront-ils et quelle sera leur figure dans le futur ? Ce que la parabole nous dit, de la bouche de Jésus, c’est de rester dans le mouvement de la prière et de ne pas nous décourager, car Dieu est celui qui répond et rend justice.

Donné à Orny, le 21.10.2007
René Blanchet