
Lectures : 2 Timothée 4,1-7; Jean 6, 60-69
1. Nos doutes et convictions
Nous nous réjouissons tous de ce que, tout à l’heure, une famille ait manifesté des convictions assez fortes pour demander le baptême de leur fille, Emmanuelle. Nous savons que les choses sont loin de se passer toujours ainsi : nous ne vivons plus à une époque de fortes convictions, mais de faible croyance et de doutes. Cela se marque notamment par le fait que beaucoup préfèrent rester à distance de l’Église et ne pas s’impliquer. Notre espoir est qu’Emmanuelle puisse arriver un jour à une certaine force de conviction dans la foi en Dieu et puisse ainsi se démarquer de ces humains « sans gravité », de ces êtres qui, comme des bateaux sans lest et sans gouvernail, sont poussés de-ci de-là par les vents de la publicité et des modes. Bien sûr : le sacrement de foi que nous venons de célébrer nous interroge aussi personnellement. Qu’en est-il de nos convictions et de nos doutes, de ce que nous croyons et de ce que nous savons, de ce qui, en nous, est mouvement de foi ou adhésion à des éléments de tradition ou de doctrine ? Quelle est notre position et quelles sont nos difficultés à propos de ce qu’il faut croire et ne pas croire ?
2. Toujours plus nombreuses, les croyances
Aujourd’hui, je l’ai dit, nous vivons une période de faible conviction, en bien des domaines. La conviction suscite au contraire la méfiance. Les Témoins de Jéhovah, par exemple, sont des gens très convaincus ; les créationnistes aux USA, pour ne pas parler des terroristes islamistes, le sont aussi. Pourtant, il nous semble qu’ils font erreur sur bien des points ! Toute conviction est suspectée d’être un effet de la subjectivité. N’est-il donc pas préférable de rester en retrait à pratiquer le doute méthodique auquel nous avons été entraînés à l’école ? Le fait que notre société soit en mutation et que nous assistions à de grands mixages de cultures, de langues, d’idées, nous pousse encore plus fortement vers les zones de l’indécision.
Voilà pour la conviction. Et qu’en est-il de la croyance, qui est le contenu de la conviction, son objet ? Nous sommes les héritiers du siècle des Lumières, le 18e s, qui avait engagé le grand combat de la raison contre la superstition et l’obscurantisme, surtout incarné à cette époque par les dogmes de l’Église catholique. Dès cette époque, on oppose radicalement le savoir au croire ; toute croyance doit pouvoir être justifiée par la raison. Commençait donc le grand le procès, typiquement occidental, contre toute croyance, dans l’espoir de remplacer le croire par le savoir, la foi par la science. Pour aboutir à cette situation de vide actuelle, où l’on fait comme si toute croyance et toute idéologie avaient été expurgées.
Or, il y a là une grosse illusion et un énorme paradoxe : ce vide théorique n’est pas vide du tout. Il est plein de toutes sortes de nouvelles croyances, de tous genres et des plus biscornues. Le New Age, les Raéliens, les énergies à tout va… : les superstitions et les sectes pullulent. L’essor prodigieux de la science n’a pas non plus tué les dizaines de milliers de voyants et de voyantes, astrologues et cartomanciennes dont le chiffre d’affaires en France est aussi grand que celui de tous les libraires réunis. Naissent également de nouvelles idéologies, surtout liées à l’économie : néolibéralisme, mondialisation… La croyance n’a donc pas été éliminée, elle explose de manière extravagante.
3. Besoin de croire et de savoir
Cela vient du fait que nous, les humains, avons besoin de croire, et non seulement de savoir. Les plus grands esprits reconnaissent aujourd’hui que le savoir prend toujours appui sur un croire minimum, sans lequel il n’y aurait rien à savoir. Pour rechercher une connaissance, il faut bien que nous partions d’une base, qui ultimement n’est pas sue, mais crue. Le philosophe Wittgenstein, qui s’est beaucoup occupé de ces questions, écrivait que si l’on n’avait pas de croyance, il était impossible de douter. Ainsi, il nous faut croire pour douter. La science et la technique actuelles contiennent beaucoup plus de croyance qu’on imagine, soit dans leur fondement, soit dans leurs objectifs, elles en ont même besoin pour se développer. Tout cela ne veut pas dire, évidemment, que nous devions croire n’importe quoi ou rechercher une connaissance n’importe comment. Mais ce qui apparaît, c’est que d’une certaine manière tout le monde croit des choses, et qu’il n’est donc pas si étrange qu’en tant que chrétiens nous croyions au Dieu ultime et transcendant que nous révèle la tradition juive et chrétienne.
4. Foi n’est pas croyance
C’est pourquoi l’auteur de la 2ème lettre à Timothée exhorte l’apôtre à prêcher la Parole avec insistance, persuasion et conviction, même en milieu hostile. Il s’inquiète cependant de certaines dérives qui menacent la foi des premières Églises : des groupes de personnes s’entichaient d’enseignements divergents, qu’il jugeait à la fois ridicules et dangereux. Il s’agit, pour l’auteur de la lettre, de légendes contraires à la vérité, d’élucubrations intéressées de maîtres qui savent caresser leurs ouailles dans le sens du poil et leur dire ce qu’ils désirent écouter. Nous avons de nombreuses mises en garde de ce type dans le Nouveau Testament : elles montrent que le donné évangélique était sujet à discussion et donc aussi à déviation. Quand les centres de gravité du message sont placés tout ailleurs, dans des généalogies d’anges ou de démons, dans l’interdiction de certains aliments ou du mariage, dans l’ascétisme, il y a danger. Nous savons avec quelle vivacité l’apôtre Paul réagit quand on s’écarte de ce centre que constitue pour lui la croix du Christ, qui représente pour lui la faiblesse de Dieu et son humanité. Oui, il s’agit sans doute d’avoir des convictions, mais encore faut-il placer cette conviction dans une croyance valable. D’où l’importance de la réflexion et de la discussion en Église, donc aussi de la théologie et de sa tradition. Mais importance tout aussi grande de la foi : de la réflexion dans la foi.
La foi, au sens biblique, n’est pas d’abord la croyance. Elle est d’une autre nature, elle est une relation confiante à Dieu lui-même, une écoute de sa Parole. C’est pourquoi la foi vivante permet de recentrer et de redresser une croyance qui s’égare. Elle nous permet de ressaisir son sens, quand il nous échappe, quand il nous surprend ou nous paraît trop étrange. « Cet enseignement est difficile à admettre. Qui peut l’accepter ? » disaient des disciples de Jésus. Et Jésus, voyant qu’ils étaient choqués par son message, répond en faisant référence au Saint Esprit, qui donne vie, il rappelle le fait qu’on ne peut accéder à lui, le Christ, sinon par le don de Dieu. C’est-à-dire par la relation de foi. Alors ses paroles, qui semblent outrées, prennent sens et vie. Elles deviennent les « paroles de la vie éternelle… Seigneur à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. »
Le texte de l’évangile de Jean recèle encore un verset intéressant. Jésus pose à ses douze disciples la question suivante : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Jésus interroge donc leur volonté, il fait appel à elle. Parce que la foi est une réponse à Dieu, elle est un acte de volonté. « Être croyant, c’est vouloir être croyant » écrit un théologien. La foi est une décision qui ouvre un chemin de vie. Elle ne consiste pas seulement en une adhésion à une croyance donnée, elle consiste, plus profondément, plus intimement, en un acte, qui a un caractère prophétique, crée du neuf et ouvre sur l’avenir. Croire, c’est s’impliquer dans l’existence et émettre des jugements qui changent la réalité. En ce sens, la foi se différencie du savoir. Finalement, la foi a donné à la croyance chrétienne ses caractéristiques et sa force, qui lui ont permis de traverser les siècles et de résister au grand brouhaha des idéologies et des superstitions.
5. Une conviction sans crédulité
Je conclus en affirmant qu’il y a aujourd’hui une croyance possible, en particulier dans le cadre de la foi qui nous relie à Dieu, l’Ultime devenu proche en Jésus-Christ – Jésus-Christ, face humaine de Dieu. J’espère que les chrétiens manifesteront dans les temps qui viennent des convictions fortes, plus fortes que jusqu’ici. Ce n’est pas prôner la crédulité, ni la naïveté, ni l’obscurantisme. Je n’exclus pas que nous puissions avoir des doutes – même l’Évangile en parle. Je plaide pour que nous osions nous impliquer joyeusement, intelligemment, de manière communautaire dans la vie chrétienne. Notre conviction à chacun peut s’approfondir, parce qu’il y une progression possible dans l’Évangile, parce que nous pouvons y faire des découvertes. Elles ne dépendent pas seulement de nous, mais aussi de ce que nous apportent les autres, qui sont engagés dans la même aventure, dans le même combat. Que le Seigneur nous renouvelle donc à chacun cette force de conviction !
Donné à La Sarraz le 12.08.2007
René Blanchet